Dans le cadre du "Printemps de l'innovation" et des "Mardis de l'innovation", Nathalie Popiolek (Adæquate consulting) est intervenue Mardi 19 mars de 13h à 14h30 au Webinaire "Innovation responsable" organisé sous l'égide du Réseau de Recherche sur l'Innovation et animé par Valentine Georget, Maître de conférences en management à l'Université Côte d'Azur.
Une belle occasion pour mettre en valeur les contributions parues dans le numéro spécial "Processus dynamiques d’innovations responsables" de la Revue d’Économie et de Management de l’Innovation, paru fin 2023, ainsi que celles du numéro spécial "Responsible Innovation: Theoritical Debates and Facts Trends" du Journal of Innovation Economics & Management, paru début 2024.
Les intervenants étaient:
- Jean-Alain Héraud, Professeur à l'Université de Strasbourg;
- Jérémy Lévêque, Enseignant-Chercheur à Mines Paris PSL;
- Kevin Levillain, Enseignant-Chercheur à Mines Paris PSL;
- Isabelle Liotard, Maître de conférences HDR en Economie, Université Sorbonne Paris Nord;
- Nathalie Popiolek, Présidente Adæquate Consulting & Conseillère scientifique à France Strategie;
- Les éditeurs invités des numéros spéciaux Innov@tions: Pierre-Jean Barlatier, Valentine Georget, Julien Pénin et Thierry Rayna.
Pour commenter son article (co-écrit avec Jean-Alain Héraud) “A Model of Breakthrough Innovation: Simultaneity of Discovery and Invention”, Journal of Innovation Economics & Management, vol. 43, no. 1, 2024, pp. 159-186, Nathalie Popiolek s'est laissée guidée par les questions de Valentine Georget.
Avant de reporter le propos, rappelons le thème de l’article (article disponible en intégralité ici):
les évolutions "radicales" qui se produisent simultanément sur le champ de la science (découverte), de la technologie (invention) et du système socio-économique (innovation).
Valentine: Le COMMENT. On l'a vu la nature responsable de l'innovation demande d'inclure dans le processus d'innovation des acteurs de diverses natures. La recherche devient de plus en plus participative également. Pourquoi est-ce important d'inclure des acteurs de nature différentes dans le processus d'innovation?
Nathalie: Vous avez raison de poser la question comment? Comment fait-on de l’innovation responsable?
Comment innover déjà? La recherche a un rôle clé à jouer, dans tous les domaines (santé, numérique, énergies, transports, agriculture, environnement etc.). D’ailleurs, les nations investissent des moyens dans la recherche car elles savent que c'est elle qui favorise l’innovation.
Citons par exemple, France 2030, Horizon Europe, Inflation Reduction Act aux USA (USA qui consacrent à la recherche en 2021, 3,4% du Produit intérieur brut, en France, c'est 2,3% et en moyenne dans les pays de l’OCDE, 2,7%).
Mais, la question ne doit pas seulement porter sur le budget (combien ?), mais elle doit aussi concerner l’organisation de la recherche. Le comment.
Face aux défis (de transition) auxquels nous sommes confrontés, nous devons bien penser, voire repenser le processus d’innovation pour être plus résilients et développer de nouvelles solutions. En simplifiant sans doute, ce sont ces solutions nouvelles en faveur d’une transition souhaitée, vers un monde viable, que nous appelons dans ce propos, innovations responsables.
Alors, inclure dans le processus d'innovation des acteurs de diverses natures, oui c’est vrai. Cela permet de poser les questions autrement, de faire des pas de côté dans nos raisonnements, d’atténuer nos biais cognitifs. C’est un peu comme quand on voyage, on peut observer comment les défis de la transition sont abordés hors de l’Europe. La confrontation des cultures ressource, fait prendre de la hauteur et aide à innover.
Or, les différences culturelles ne riment pas uniquement avec nations. Elles sont associées aux diverses disciplines mais aussi aux diverses communautés: chercheurs universitaires, théoriciens d’une part et praticiens, ingénieurs industriels, d’autre part. Ainsi, pour innover, il faut développer le multiculturel dans les projets de R&D.
Croiser les cultures en R&D, c’est envisager des collaborations entre laboratoires de recherche publics et entreprises privées. Toutefois il convient de trouver des modes de collaboration qui soient astucieux et qui échappent aux modes d’organisation traditionnels, c’est à dire:
Orientés techno-push. Chercheur en sciences des matériaux par exemple, j’ai mis au point une invention dans mon labo et je veux la transférer dans l’industrie, sans que d’autres solutions plus intéressantes, plus responsables… n’aient été envisagées ;
Ou bien market-pull. Constructeur automobile, je veux diminuer le coût de fabrication d’un composant d’une batterie ou bien augmenter sa durée de vie, et je me tourne vers un labo pour qu’il m’apporte, assez rapidement une solution, en utilisant les connaissances qu’il a "sur étagère".
On comprend que ces modes d’organisation linéaires ne favorisent pas suffisamment l’accroissement des connaissances, ni l’apparition d’idées ou de solutions nouvelles.
Valentine: Dans votre article, vous mettez en évidence un modèle que vous appelez SDI pour Simultanée Découverte-Invention, pouvez-vous nous le présenter et nous dire en quoi il est intéressant?
Nathalie: Pour sortir de la vision d’une R&D linéaire, l’article explore en effet un troisième type de modèle: celui d’une orientation de recherche simultanée découverte-invention (SDI), déjà mis en évidence dans la littérature (voir notamment les travaux de l’américain Narayanamurti), et qui repose sur l’engagement des scientifiques à aborder les questions de recherche fondamentales par la recherche appliquée, et réciproquement. Elle permet de faire vraiment jouer les complémentarités entre cultures différentes et d’ouvrir le champ de questionnement des chercheurs comme des industriels. La recherche académique et appliquée sont les deux faces d'une même médaille, le Yin et yang, comme nous l'écrivons dans l'article.
"La recherche académique et appliquée sont les deux faces d'une même médaille, le Yin et yang"
Pour explorer ce modèle, nous avons, dans le cadre d’un projet porté par le CEA et l'Universté Paris Saclay, en collaboration avec l’Ecole des Mines, recueilli une vingtaine de témoignages et analysé des modalités de coopération au sein de projets de recherche public-privé qui ne suivent pas une organisation linéaire.
L’objectif était de vérifier sur des exemples la performance d’un processus d’innovation de type SDI et son impact"positif" sur la transition :
propice aux idées nouvelles et à l’innovation,
intéressant pour accompagner la transition souhaitée.
Les chercheurs interrogés ont su en effet projeter le fruit de leur recherche dans le futur afin d’en estimer l’impact socioéconomique potentiel à plus ou moins long terme. C’est en ce sens que l’on parle, peut-être par abus de langage, d’innovation responsable.
Un exemple parmi la vingtaine de cas étudiés dans l’article: recherche en faveur de l’environnement
Je citerais par exemple le témoignage du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) dont les principaux champs d’intervention sont la connaissance géologique du sous-sol et de plus en plus toutes les questions relatives au numérique et aux sciences de la donnée dans le domaine de l’environnement et du sous-sol. Ces problématiques sont clés pour la transition énergétique et environnementale car elles accompagnent les innovations technologiques telles que la géothermie, la capture et le stockage de CO2, l’économie circulaire (connaissance des matières minérales), la gestion des eaux souterraines, des sols pollués, etc.
La collaboration du BRGM avec TotalEnergies a été cruciale, car la compagnie pétrolière a pu fournir de très nombreuses données d’observations que le BRGM n’a pas les moyens de collecter. L’industrie s’apparente ainsi à une grande installation expérimentale pour le BRGM et elle obtient en retour un avantage concurrentiel grâce au savoir-faire et à l'expertise apportés par les meilleurs scientifiques sur les objets du sous-sol. Cette organisation orientée recherche simultanée découverte-invention (SDI) a permis de créer à la fois un impact scientifique et un impact socio-économique.
Valentine: Quelles sont les défis sur la collaboration entre entreprise privée et laboratoire de recherche public?
Nathalie: Il y en a beaucoup malgré tout, surtout si l’on souhaite que l’innovation soit responsable (et ethique). J’en citerais trois.
Premièrement, comme un chercheur du CEA interviewé l’a si bien dit, il faut être capable de synchroniser les horloges entre le temps de la science et celui de l’industrie. La recherche académique a besoin de temps pour agrandir le domaine des connaissances, comprendre, tester, revenir en arrière. L’industrie est talonnée par la concurrence…
Deuxièmement, il faut trouver les bons montages. Albert Fert (découverte de l’effet de Magnétorésistance Géante (GMR) en 1988), prix Nobel de physique interviewé, a mis en avant les avantages des unités mixtes de recherche (comme celle à laquelle il appartient : unité mixte CNRS et Thales). Il y a les laboratoires communs, les instituts de recherche technologique, les thèses CIFRE… des lieux, comme hub consacré à l’IA que Google vient d’inaugurer à Paris.
Mais attention au financement de la R&D par appels à projet (ANR, Europe) qui font travailler ensemble des chercheurs et des ingénieurs mais dont la finalité est trop étroite. Il faut des financements récurrents pour laisser aux chercheurs le temps d’approfondir les connaissances, d’explorer de nouveaux champs, plutôt que d’exploiter les connaissances déjà acquises.
Enfin, je reviendrais sur le cœur même du sujet de la table ronde, qui, au fond est lié à la problématique de l’impact responsable de la recherche. Un impact positif pour la transition. Les chercheurs interviewés ont explicitement abordé la question. Ils ont mis en avant l’importance de croiser des visions différentes pour estimer les retombées sociétales de leur innovation: pluridisciplinarité, multiculturalisme.
C’est notamment le cas du témoignage d’un chercheur dans le domaine du logiciel qui nous expliquait comment un partenariat entre Microsoft et l’Université a permis des avancées en intelligence artificielle avec des applications concrètes extrêmement variées: traitement des données tumorales dans le domaine de l'oncologie, préservation du patrimoine architectural, etc.
Forcément dans le domaine de l’IA, se posent des questions éthiques et on ne peut pas avoir la perspective unique de l’expert en data science ne voyant le monde qu’à travers son prisme. Microsoft travaille ainsi avec des chercheurs académiques, sociologues, des anthropologues, des philosophes, pour être en capacité de comprendre l’impact sociétal d’une innovation dans ce domaine : respect de la vie privée, de la propriété intellectuelle (Chat GPT est accusé d’aspirer les articles, les œuvres), etc.
La capacité de fédérer des visions très différentes autour d’un domaine permet d’aller plus loin dans la connaissance et d’être mieux armés pour réfléchir aux impacts à long terme des innovations dans la société.
MAIS il y a un paradoxe.
Des visions différentes conduisent à des éthiques différentes. Alors, comment converger vers un projet commun? un idéal commun? Comment appréhender l’éthique dans un processus multi-acteurs? Regardons ce que cela signifie au niveau plus macro.
Pour atteindre les objectifs de neutralité carbone , l’Europe mise sur la sobriété et sur des technologies qu’elle entend être responsables. Les politiques publiques donnent le "La", mettent en place des règles, des normes, des réflexes, des raisonnements, des nudges… pour que l’on aille tous ensemble vers ce nouveau mode de vie.
"Pour atteindre les objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2050, l’Europe mise sur la sobriété et sur des technologies qu’elle entend être responsables."
Cela ne risque-t-il pas de créer des biais cognitifs et restreindre le champ des possibles? Par rapports aux USA qui n’ont pas pris la même voie mais dont la force de frappe en termes de R&D est énorme!
MERCI pour l'invitation à ce WEBINAIRE et pour les échanges !
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